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"Quand vous prenez conscience que vous êtes capable de vous améliorer, vous réalisez que vous êtes sur un chemin et que plus vous prenez de responsabilités, plus vous avancez et plus votre environnement vous sera favorable, même s'il y a des échecs."
(Louis Saillans, ancien officier commando)

La promotion à l'épreuve du CNEC

     Le CNEC ; quatre lettres, un mot étrange qu’on ne connaît nulle part ailleurs que dans l’armée, aux sonorités menaçantes qui désigne une réalité âpre qui habite encore les rêves des élèves officiers de Saint-Cyr. Le CNEC fait référence au stage moniteur commando réalisé au Centre National d’Entraînement Commando-le 1er Régiment de Choc-, où durant 4 semaines les élèves-officiers donnent de leur personne dans une logique d’aguerrissement, entre le fort de Mont-Louis dans les Pyrénées Orientales et Collioure, sur la Méditerranée. On y apprend les techniques de combat commando, on y valide pour les plus chanceux la qualification de moniteur des techniques commando et on s’y confronte à ses propres limites, morales et physiques. Cette épreuve obligatoire dans la scolarité de l’ESM est redoutée tant ce stage est réputé pour sa difficulté ; le CNEC est ainsi un aspect emblématique des trois années que nous passons à Saint-Cyr.

        Il est 8h du matin, la promotion est rassemblée dans la cour de Mont-Louis ; des haut-parleurs rouillés crachotent des marches militaires et des chants typiques du répertoire commando. Au centre, le mât des couleurs attend de porter le drapeau et les fanions des brigades (unités de formation pendant le stage, qui correspondent aux sections de l’académie), chacune représentée par une couleur. Derrière les bâtiments vétustes qui seront notre quotidien pendant un mois, nous devinons le sommet de la montagne, recouvert de neige ; le sentiment d’avoir été projeté dans un camp de rééducation soviétique commence à poindre, renforcé par le froid ambiant. Quelques chuchotements, recouverts par la musique, ajoutent à l’atmosphère pesante, et l’appréhension laisse place peu à peu à l’impatience morbide qui précède les épreuves. Au moment où la rumeur commence à enfler et que chacun exprime ses craintes à son voisin, les brigadiers arrivent sur la place en courant, portant le béret rouge des parachutistes. Les couleurs sont montées, les cadres prennent le commandement de leur brigade, le stage peut commencer.

         Les tests d’aptitude représentent la première épreuve du stage : quelques tractions, des abdominaux, des pompes, des flexions, un grimper de corde. Les premiers échecs sont sanctionnés par le retrait de la qualification de moniteur, et déjà certains savent que le stage ne peut plus rien leur donner. Pour ceux qui restent c’est le début d’un véritable marathon au cours duquel la moindre erreur peut être fatale. La journée se déroule : présentation des lieux, en courant, premiers cours pratiques et théoriques, et familiarisation avec les pistes d’audace, terreur des élèves-officiers. Si la journée est longue, la nuit l’est également ; ce sera la seule du stage. Les journées s’enchaînent, entre escalade, rappel, combat au corps-à-corps, pistes individuelles et collectives, sauvetage sur les câbles en acier des pistes, explosifs et cours de tactique. Les nuits sont consacrées à l’application des méthodes apprises, et aucune antenne de la région n’échappe à nos coups de main commando. La préparation des missions de nuit débute vers 20h, se termine à minuit et le reste de la nuit est consacré à l’exécution. Nous maîtrisons rapidement les procédés fondamentaux du combat commando-embuscade et coup de poing- et les environs de Mont-Louis n’ont bientôt plus de secrets pour nous.

         A mesure que le stage avance, la fatigue se fait ressentir. Notre principale alliée est la camaraderie qui nous permet de surpasser toutes les épreuves. Notre principal adversaire est nous-même, notre corps qui s’arrête aux dépens de la volonté, les hallucinations qui nous assaillent la nuit, la blessure qui nous guette sur les pistes. Les tendinites n’épargnent personne, et les séances de combat au corps-à-corps tournent à la commedia dell’arte : l’heure est à l’économie et à l’austérité dans l’emploi des moyens. Il devient de plus en plus difficile de se réveiller au terme de nos nuits d’une heure, de se lever après la pause, de mettre nos sacs sur le dos. Les erreurs d’inattention se multiplient, fauchant les brevets et favorisant les blessures. La perspective seule du weekend nous permet de tenir face à la pression du stage.

         Vendredi 15h : le matériel est réintégré, les élèves-officiers sont propres et le quartier libre est donné. C’est le début de la grande gabegie, du festin de Trimalcion permanent, qui ferait passer Gargantua pour un nain sans envergure. Les hôtels des environs sont pris d’assaut ; le célèbre Carlit et son renommé voisin Le Grand Tétras sont envahis par les stagiaires, qui se précipitent vers leur lit ou le restaurant, jetant au passage un sac de linge malodorant à la tête des réceptionnistes. La recherche systématique de la thomaze ultime est mise en scène, institutionnalisée au travers des véritables reportages que constituent les innombrables photos envoyées sur les différents réseaux. On se refile les meilleures adresses, les fondues les plus généreuses, les côtes de bœuf les plus grasses, les meilleurs carpaccios, les plus belles pizzas. Le mot d’ordre est profiter, dans l’aberrance propre à notre promotion. Lorsque les bars, les restaurants et les magasins ferment pour se remettre de ce pillage en règle digne des plus grandes invasions barbares, les Huns, Lombards et Vandales que nous sommes se dirigent en colonnes infernales vers les hôtels pour profiter d’un dernier armagnac au coin du feu, avant de prendre d’assaut le spa et le sauna. L’heure du coucher arrive vite, tant la dette de sommeil est importante ; les plus audacieux néanmoins peuvent toujours tenter leur chance au casino ou se perdre dans un tourbillon de sensations alcoolisées au Maillol, la boîte de nuit du coin. Le dimanche est en substance une redite du samedi ; les pratiquants vont à la messe, les autres vont au bar et tous se retrouvent au restaurant à midi et le soir. Le retour vers le fort est morne, et les nuages qui s’amoncellent sur le flanc de la montagne annoncent une semaine difficile faite de tempêtes de neiges et de pistes d’audace gelées.

       Chaque brigade passe une semaine complète à Collioure, au bord de la méditerranée, afin de suivre le module nautique du stage. Aux activités précédemment évoquées s’ajoutent celles propres aux techniques nautiques : canotage, salage– dessalage (lorsqu’on renverse volontairement son zodiac pour échapper à une menace), abordage de plage. Le parcours d’audace nautique (PAN) représente l’épreuve la plus redoutée de la semaine, car il est une cause d’échec pour beaucoup. Les fameuses « frites », des rouleaux successifs au-dessus desquels l’élève officier doit passer, sont nos pires ennemies, et on ne compte plus les échecs dont elles sont responsables. Une fois qu’elles sont franchies, le reste du parcours est une formalité pour la majorité des stagiaires, malgré un passage dans une buse immergée à deux mètres sous l’eau. Le parcours nautique est suivi de la nage commando, une nage de cinquante mètres en treillis avec un sac sur le dos. A mesure que nous avançons, le sac se remplit d’eau, et il nous faut lutter pour ne pas sombrer, entraînés par le poids de ce fardeau. La nage commando est également une cause d’échecs majeure au cours du stage.

           Les missions de nuit, elles, se rallongent, se complexifient ; la fatigue du jour, liée à l’eau et au vent, s’ajoute à celle de nos nuits trop courtes. Dans la semaine vient l’épreuve redoutée de la Madeloc, une marche longue, laborieuse et dangereuse le long des crêtes vers la tour de la Madeloc. Le corps s’exprime, et nous fait comprendre que nos limites ne sont pas extensibles ; les blessures s’enchaînent avec les malaises et les hypothermies, mais nos instructeurs continuent de sanctionner chaque faute par un fardeau : gilets lestés, bûches, cigarettes en béton de 1m20, missiles en acier de 20cm de diamètre, boulets de canon… Le stagiaire moyen à la fin de la semaine est équipé comme un porte-avions et cherche avec désespoir le moyen d’alléger son équipement.

          Le temps passe ; les élèves-officiers tiennent, malgré la neige et les averses. Lorsque le corps est à bout, la fierté le pousse encore pour que nous n’ayons pas à nous dire à l’issue du stage que nous avons fait tout cela pour rien. Les nuits se succèdent, jusqu’à arriver à la restitution finale et la remise tant attendue des brevets. L’ensemble des stagiaires est rassemblé devant la montagne ; le soleil brille en ce début du mois de mai, et le chef de corps du 1er Régiment de Choc donne le signal de départ. Les brigadiers parcourent les lignes, remettant d’un coup de poing énergique les différents brevets obtenus. Les meilleurs obtiennent le brevet moniteur commando, et ont l’aptitude nécessaire pour faire le stage instructeur. D’autres reçoivent le brevet moniteur commando mais n’ont pas l’aptitude instructeur ; qu’importe, la mission est remplie. Les plus malchanceux reçoivent le brevet aguerrissement, qui témoigne de leur investissement au cours des quatre semaines de stage.

        Une sensation de vide nous habite à ce moment, lorsque la pression d’un mois complet de stage d’aguerrissement retombe. C’est fini. L’une des échéances les plus intimidantes de notre scolarité est passée, nous avons touché l’intime de notre âme et éprouvé nos forces dans l’adversité ; il nous faut maintenant revenir dans le monde réel, où le confort est le propre du quotidien. C’est l’heure des conclusions sur nous-même, nos camarades, nos capacités individuelles et collectives. Plus tard dans le car qui nous ramènera à Coëtquidan, nous ferons un examen de conscience à la lumière de ce que le CNEC aura su dévoiler sur nous-même ; les occasions perdues, les erreurs et nos manquements individuels seront à l’origine d’une forme de mélancolie inattendue, à mesure que défilera le paysage pyrénéen. Puis nous sourirons en voyant notre voisin baver sur son oreiller et nous ouvrirons un paquet de gâteaux achetés à l’épicerie du coin en nous disant : « maintenant je dois récupérer ».

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